Cher Monsieur,

En annotant au stylo rouge la pétition pour le "rétablissement des horaires de français" vous avez posé une question à laquelle je me dois de répondre puisque c'est à mon initiative que ce texte est passé entre vos mains.

La question était la suivante : "Faut-il faire du français pour du français ou utiliser le français comme un outil de communication transversal ?" (je me permets de rajouter le point d'interrogation, il est d'usage, en français, de clore une question par un point d'interrogation)

Au premier abord, cette interrogation m'a paru étrange. Bien sûr, quand je prends ma voiture pour aller travailler le matin, je ne fais pas de la voiture pour faire de la voiture ; quand j'utilise mon ordinateur pour écrire cette lettre, je ne tape pas sur le clavier pour taper sur le clavier. N'empêche qu'avant de passer mon permis de conduire, j'ai bien été obligé de "faire de la voiture" pour "faire de la voiture" et que pour taper à la machine plus rapidement que le policier de base dans les commissariats des vieux films télé, j'ai répété quelques exercices de dactylo et "pianoté pour pianoter".

Au second abord, la question m'a paru saugrenue. Il s'agit d'outil, pas de machine. L'apprentissage d'un outil demande davantage de précocité et d'entraînement que celui d'une machine. Quand mon grand-père m'apprenait à utiliser un marteau, je ne le faisais pas sur les meubles de la salle à manger, et j'ai tordu bien des pointes et meurtri plusieurs fois mes doigts avant d'exhiber avec fierté mon premier "bricolage", je n'ai jamais eu le dépit d'avoir été obligé auparavant de "taper sur un clou" pour "taper sur un clou". Même chose quand j'ai commencé la musique sur le tard, les arpèges ne m'ont jamais passionné mais j'ai toujours reconnu leur efficacité et il m'arrive même de jouer de la musique pour moi tout seul, sans en faire un outil de communication transversale (suprême marque d'égoïsme d'un bourgeois dépravé !)

C'est pourquoi au troisième abord, cette question m'a paru monstrueuse. Le français, ma langue est pour moi bien plus qu'un outil, c'est une partie de moi-même, peut-être encore plus intime que cet organe homonyme qui est pourtant la source de si tendres plaisirs. C'est une partie indissociable de mon humanité et je suis infiniment reconnaissant aux maîtres qui m'ont permis de la développer à une époque où, par pudeur, on mettait le mot au pluriel mais où l'on ne renonçait pas à enseigner "les" humanités. Oui, il faut faire du français pour faire du français, et utiliser "l'outil de communication transversal" pour aller interroger les collègues de collège, de lycée, de l'enseignement supérieur, que ce soit littéraire et scientifique pour se convaincre, si on ne l'est pas encore, qu'il est plus facile de jouer du violon avec des gants de boxe que d'entrer dans une quelconque discipline intellectuelle sans une bonne maîtrise de la langue. Mais peut-être est-ce que je m'égare, faisons-nous le même métier ? Moi je suis dans l'enseignement, et vous ?

J'ai posé votre question à un collègue et il a eu cette réflexion curieuse : "En voilà un qui est fier de son cou pelé" , nous parlons la même langue mais il a dû rajouter "La Fontaine" pour que je comprenne l'allusion à "Le loup et le chien" : "Le collier dont je suis attaché/De ce que vous voyez est peut-être la cause". Le français - outil de communication transversal, n'est pas ma langue. C'est une langue inventée par les gestionnaires libéraux pour tenir en laisse les pédagogues utopistes, ceux qui savent "flatter ceux du logis", et qui sont gavés d'"os de poulets, os de pigeons, Sans parler de maintes caresses".

Je suis peut-être un vieux loup mais l'âge n'est pas primordial dans cette question. Je connais quelques jeunes loups et beaucoup de vieux chiens. Le français est la langue des Francs, étymologiquement celle des hommes libres, réduisez-là à un gadget de communication et les loups seront en voie de disparition.

Respectueuses salutations .

Pascal D.