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Voici un texte brillant que son auteur m'a confié: je me fais un plaisir de le coller ici avec son accord:

Chapitre XXXI : ARRIVÉE DE CANDIDE ET DE SON VALET AU BON PAYS DE PÉDAGOGO ET CE QU'ILS Y VIRENT


Rien n'était si beau, si leste, si brillant et si bien ordonné que le pays de Pédagogo, où Candide et Cacambo parvinrent après avoir traversé pendant trois jours des montagnes abruptes et des torrents déchaînés; car les sages de la contrée avaient décidé qu'on ne pouvait raisonner sur l'éducation que chez soi, pour soi et entre soi. Candide était fort désireux de connaître cet endroit, car son maitre Meirioss, le meilleur philosophe du département des Sciences de l'Éducation de l'université de Lyon (et par conséquent de toute la terre), lui avait dit que tout y était bien, alors que dans les autres écoles tout allait mal.


Nos deux voyageurs furent reçus par un bon vieillard fort savant des usages locaux, car il venait juste de recevoir son diplôme de pédagogue, ayant atteint sa vingt-deuxième année. Candide voulut d'abord savoir à quoi s'occupaient les naturels du pays .


"Nous sommes presque tous métaphysiciens de notre état, répondit le bon vieillard; mais on trouve aussi nombre de novices et d'impétrants que nous façonnons à notre image, ainsi que quelques enfants qui servent à nos expériences. Car, de même que les Turcs enlèvent de jeunes infidèles pour en faire des janissaires, nous prenons dans les pays voisins des élèves pour en faire des apprenants. Mais notre plus claire occupation est de nous réunir à l'Académie de Métapédagogophysique où nous raisonnons, prêchons, disputons, caballons, et excommunions ceux qui ne sont pas de notre avis".


Candide voulut visiter cette Académie, que le docteur Meirioss lui avait vantée comme bien supérieure à celle de Platon. On les mena dans une sombre bâtisse sur laquelle était gravé mhdeiV aniuhfhmisqeiV eisitw. Ils croisèrent dans les couloirs des clercs qui allaient gravement en marmottant des oraisons d'un air confit et papelard.


Candide avisa alors un petit vieillard vêtu de gris qui écrivait, l'air fort chagrin, à un pupitre. "C'est, lui dit-on, Monsieur d'Acugnat du Castel. Il était autrefois premier commis d'un ministre qui fut chassé par la populace; le nouveau ministre l'évinça au profit de l'ancien amant de la fille d'une favorite du monarque défunt. Il se console de sa disgrâce en rédigeant un traité où il prouve que les maîtres travaillent bien plus et bien mieux quand on ne les paye pas, que les élèves sont d'autant plus savants qu'on leur enseigne moins, et que le ministre était le meilleur des ministres possibles. Il faut pourtant avouer qu'il s'ennuie fort et qu'il nous ennuie de même. Parfois il se divertit en cherchant querelle à un abbé périgourdin nommé le Père d'Arcos, ou au baron westphalien Finkiel von Kraut"


Ils entrèrent alors dans la grande salle du Conseil. Là ils virent une dame à la mine rechignée qui haranguait à grand renfort de trépignements et d'invectives une assemblée de métaphysiciens chenus qui dormaient et bâillaient à l'envi. Candide voulut savoir le nom de cette précieuse qui était en aussi brillant équipage que mademoiselle Cunégonde quand il la retrouva en Propontide.


"Vous voyez ici Madame d'Hurluberlat. Elle tenait autrefois un salon fort prisé des métapédagophysiciens. Mais les beaux esprits l'ont déserté et l'Académie lui verse une petite pension pour écrire des mémoires que personne ne lit.


" Candide vit alors monter en chaire un prélat pansu qui portait crosse, mitre, rochet et camail. Il demanda qui était cet ecclésiastique si content de lui. " C'est Monseigneur de Baconnet, le doyen des Inquisiteurs Généraux. Son office est de débusquer les mécréants et les hérétiques qui n'enseignent pas comme il faut, pour les faire brûler en grande cérémonie, afin de leur apprendre à vivre. Mais il préfère composer des sermons, qui sont les plus spirituels et les mieux tournés du monde, car il y traite du seul sujet qui le passionne: lui-même.


" En sortant de l'Académie, il remarqua quelques impétrants passant par les baguettes et fustigés par une troupe d'ivrognes du pays. On lui expliqua qu'ils s'entrainaient à gérer les situations conflictuelles avec les géniteurs d'apprenants.


Candide vit ensuite une troupe d'enfants jouant au palet et à la balle, et demanda ce que c'était: on lui dit que c'était un cours de philosophie. "Vous moquez-vous?" fit alors Candide" Comment ces élèves peuvent-ils philosopher en jouant au ballon?"


"Là est votre erreur" répondit le bon vieillard" Ce sont des apprenants qui font bondir des référentiels. La vertu référentielle les imprègne comme le basilic dans l'outre du seigneur Ogul. Vous voyez ici le secret de nos institutions: nous drapons les choses les plus simples dans des noms obscurs et des faux-semblants, afin que les ignorants en conçoivent une plus grande révérence. C'est encore la cause de la prospérité de l'État: car plus les élèves se croient savants, moins les maîtres se sentent utiles, et nous n'avons point à les payer; aussi nous les avons enfermés dans un réduit où ils disputent pour savoir si les référentiels ont un sexe. C'est ainsi que nous travaillons à rendre les maîtres égaux aux élèves dans l'ignorance, tout en donnant aux uns et aux autres une illusoire apparence de savoir, et sans qu'il nous en coûte un double.


" Candide ne s'était jamais douté qu'il pût suffire de baptiser des chimères d'un nom grec ou latin pour en faire des réalités. Il rougit de son ignorance et pensa: "Mon maître Meirioss me l'avait bien dit: pour être heureux, il faut cultiver notre jargon".


Bien cordialement Jean-François Croz

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